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littérature française - Page 4

  • Les livres de l'été (10) : Ma Vie et autres trahisons, de Roland Jaccard

    images-5.jpegAvec Roland Jaccard, c’est agréable, on ne perd pas son temps. D’emblée, il annonce la couleur. « Il m’est pénible de l’avouer, mais je suis un pauvre type. Je n’ai pas le souvenir de l’avoir toujours été. »  Faute avouée est à moitié pardonnée, dit-on. Mais on connaît le zèbre. Cet aveu de faiblesse, comme souvent, est la première pièce d’un procès que l’auteur, livre après livre, s’intente à lui-même, suivant l’exemple de son frère de macération Henri Frédéric Amiel. Autocritique, cynisme, autodénigrement : ce sont les armes qu’utilise Jaccard avec, il faut le dire, non seulement une grande intelligence, qui confine parfois à la rouerie, mais aussi un style et une attitude (on n’osera pas parler d’éthique) : la suprême élégance des désespérés.

    Car Jaccard, c’est d’abord un style, à la fois libre et transparent, inimitable en ce qu’il est parfaitement singulier, une phrase limpide qui rend le récit alerte, des piques jouissives (sur Michel Contat, « sartrien de droite légèrement masochiste », Josyane Savigneau, alias Pepita Bourguignon, sa grande ennemie au Monde, ou encore Étienne Barilier, qui a écrit un livre au titre prophétique, Soyons médiocres !, et qui l’est devenu). Des piques et des fusées, des aphorismes savoureux : « J’ai toujours pris pour règle de négliger la moralité, mais de respecter les formalités. »

    images-3.jpegSon dernier livre, Ma vie et autres trahisons*, n’est pas un roman, ni un essai, ni une confession, mais les trois à la fois. Jaccard n’est jamais aussi passionnant que lorsqu’il mêle les genres, sans avoir l’air d’y toucher.

    Roman d’amour, ou plutôt d’initiation, car l’auteur, qui ne se reconnaît pas les qualités d’un grand amoureux, aime au contraire à initier les choses de l’amour, et si possible avec des nymphes qui ont à peine 16 ans. En ce domaine, il est incorrigible. Si l’on voulait interroger un psy, disons le Dr Grafenstein, il dirait sans doute que la libido de l’auteur s’est arrêtée à l’adolescence, et qu’il recherche, inlassablement, dans ses expériences amoureuses, le premier émoi éprouvé à cet âge-là. Après Sugar babies**, ode inoubliable aux jeunes lectrices de mangas, Jaccard nous livre un autre pan de sa vie galante : ce qui reste de toutes ses rencontres, parfois fugaces, avec Candy, par exemple, l’amoureuse lausannoise, Masako, la jeune graphiste japonaise ou encore cette inconnue, très jeune bien sûr, à qui l’auteur lit chaque nuit des pages de L’Antéchrist de Nietzsche, pour l’édifier ! DownloadedFile.jpegIl n’y a pas de nostalgie de ces évocations d’un passé plus ou moins révolu, mais au contraire la tentative de saisir la grâce d’un moment d’abandon où les amants, délivrés de leur moi (c’est-à-dire de toute volonté de puissance) jouissent librement l’un de l’autre.

    Bien qu’il fourmille de citations et d’aphorismes plus ou moins sentencieux, le livre de Jaccard n’est pas un essai non plus. On connaît la philosophie de l’auteur, quelque part entre un nihilisme désabusé d’un Nietzsche ou d’un Schopenhauer et un hédonisme assumé à la Henry Miller, par exemple. Il développe ici une sorte d’art de vivre et d’aimer, dont les points cardinaux (les jeunes filles, la littérature, la culture japonaise, le ping-pong) sont moins superficiels qu’il n’y paraît. Parce que, comme tous les grands livres nous l’apprennent, c’est à force d’être superficiel que l’on devient profond.

    5148XN94N6L._SL500_AA300_.jpgDes confessions ? Chaque ouvrage de Jaccard en est une à sa manière, qu’il s’agisse d’ouvrages « sérieux », comme La Tentation nihiliste ou L’Exil intérieur, ou de livres plus « légers », comme Des femmes disparaissent (mais Jaccard abolit ces distinctions factices entre les genres). Ma vie et autres trahisons n’échappe pas à cette règle. L’auteur se livre, avec humour et détachement, à une mise à nu — presque une exhibition — de ses fantasmes et de ses émotions. On pense ici à Amiel, le maître incontesté du journal intime (16'000 pages, quand même, pour dire le vide de sa vie genevoise), et surtout à Benjamin Constant, dont Jaccard est un fervent admirateur. DownloadedFile-1.jpegL’auteur ne raconte pas sa vie (pitié !). Il la découpe au scalpel, il retourne le couteau dans la plaie, il jette du sel sur ses blessures.

    Et, curieusement, au lieu du rien qu’on nous avait promis, on touche une vérité qui frappe au cœur et nous donne envie de lire ou de relire les autres livres de Roland Jaccard, ce Lausannois exilé à Paris, amateur de piscines et de jeunes filles en fleur, qui aime à trahir ses amis, sa patrie, ses idées, mais avant tout à se trahir lui-même. Ce qui fait la valeur de ses livres

    * Roland Jaccard, Ma vie et autres trahisons, Grasset, 2013.

    ** Sugar Babies (illustrations de Romain Slocombe), Zulma, 2002.

     

  • Les livres de l'été (8) : À propos des Chefs-d'Œuvres, de Charles Dantzig

    6746f02e-5b30-11e2-a60f-8d85e800a497-493x328.jpgDe tout temps, il y a eu des lecteurs prodigieux. Le plus souvent, il venaient du monde l'Université : Thibaudet, J'ean-Pierre Richard, Jean Starobinski, Michel Butor et tant d'autres. Aujourd'hui, comme on sait, l'Université n'existe plus. Mais les grands lecteurs persistent et signent. Ce sont des journalistes et/ ou des écrivains, comme Jean-Louis Kuffer ou Philippe Sollers. Parfois des éditeurs, comme Charles Dantzig (à droite sur la photo, posant devant l'Olympia de Manet). Ou de simples amateurs.

    Quelles voix s'élèvent, aujourd'hui, pour dire à la fois le plaisir et les questions de la littérature ? Non seulement classique, comme on dit, mais aussi moderne, et même la plus contemporaine ?

    Je ne citerai que trois noms, qui valent tous les critiques universitaires : 3283024.image.jpegJean-Louis Kuffer, critique, écrivain, ancien journaliste de 24Heures, dont le blog (ici) est le journal de bord d'un lecteur au long cours, retraçant l'expérience singulière de la lecture, « cette pratique jalouse » selon Mallarmé, ses doutes et ses réjouissances, ses enthousiasmes et ses questionnements. En second lieu, un écrivain si souvent accusé de faire le paon, Philippe Sollers, qui, si l'on met de côté ses romans plus ou moins expérimentaux (et plus ou moins réussis), demeure un fantastique lecteur, à la curiosité insatiable, qui voyage à travers les siècles et les frontières, capable d'éclairer Hemingway, comme Joyce ou Proust, Lautréamont ou Aragon, Philip Roth comme La Fontaine. Sollers ? Un grand lecteur, passionné, érudit, intraitable. Si vous ne me croyez pas, lisez : La Guerre du goût (Folio), ou encore Éloge de l'Infini (Folio). Ou enfin, Fugues, qui vient de paraître chez Gallimard.

    images-3.jpegVenons-en, maintenant, au troisième cas exemplaire. Un lecteur prodigieux (par son érudition), agaçant (par ses partis-pris), à la fois empathique et critique : Charles Dantzig (né à Tarbes, en 1961). Il n'en est pas à son coup d'essai, puisqu'on lui doit, déjà, un formidable Dictionnaire égoïste de la littérature française (Le Livre de Poche), ainsi que divers opuscules tels que Pourquoi lire ? (Le Livre de Poche) et Encyclopédie capricieuse du tout et du rien (Le LIvre de Poche). Cette année, il publie À propos des chefs-d'œuvre*, une réflexion à la fois personnelle et universelle sur ce qui fait la paricularité des grandes œuvres d'art (Dantzig élargit sa réflexion à la peinture, à la danse, à la musique).

    Qu'est-ce qui fait qu'un livre, ou un tableau, ou une musique, traverse le temps et reste, contre vents et marées, toujours d'actualité ?

    D'abord, un chef-d'œuvre appartient à son temps — mais il traverse aussi les âges. « Les chefs-d'œuvre ne sont pas détachés. Ils émanent de leur lieu, de leur temps, de nous. L'homme est capable de l'exceptionnel, dit le chef-d'œuvre. » Il est fait d'une pâte à la fois humaine et inhumaine. Il marque toujours une rupture (face à la convention, à la médiocrité « qui est toujours la plus nombreuse »). Rétrospectivement, le chef-d'œuvre donne sa couleur à l'époque. « C'est un présent qui donne du talent au passé. » Il ne peut être réaliste, puisqu'il repose sur la transfiguration de la réalité. « Le réalisme, note justement Dantzig, est une forme de paresse. Ceux qui le pratiquent recopient les choses nulles qu'ils ont vues et les sentiments condescendants qu'ils en ont orgueilleusement éprouvés, rien de plus. » « Le chef-d'œuvre est moins là pour donner du sens que pour révéler de la forme. Il est un combat gagné de la forme contre l'informe. » C'est pourquoi le plus beau des chefs-d'œuvre éphémère est un bouquet de fleurs coupées…

    Alors, bien sûr, comme tous les grands lecteurs, Dantzig a ses marottes. images-5.jpegIl n'aime pas Céline, ironise sur la grandiloquence du style de Marguerite Duras, sur l'ennui des films de Benoît Jacquot, tandis qu'il célèbre Proust ou Genet, Valéry et Cocteau, et certains livres du regretté Hervé Guibert. Dans son panthéon figurent quelques curiosités, tels Sur le retour de Rutilius Namatianus (texte latin datant de 420), La brise au clair de lune, de Ming Jiao Zhong Ren (Chine, fin du XIVe siècle), ou encore les œuvres posthumes de Desportes (1611). Mais aussi Mario Paz, Henri Heine, Gore Vidal, Jules Laforgue.

    Dantzig brise une lance, également, contre la république des « professeurs restés élèves ». « Appliqué, citeur, roulant sur des vieux rails, pas rouillés, non, tellement empruntés et depuis toujours qu'ils brillent comme du neuf. En réalité, la littérature, il n'y comprend rien. En Angleterre, il peut s'appeler Georges Steiner, aux États-Unis ça a été Allan Bloom, en France il pourrait être Alain Finkelkraut. (…) Voici un grand secret : en matière de littérature, Barthes et Foucauld, Jakobson et Genette, De Man et Badiou ne sont pas l'essentiel. » On voit ici que Charles Dantzig, comme Brigitte Bardot sur sa Harley, n'a peur de personne…

    Alors, finalement, qu'est-ce qu'un chef-d'œuvre ?

    « Le seul critère irréfutable, c'est celui-ci : le chef-d'œuvre est une œuvre qui nous transforme en chef-d'œuvre. Nous ne sommes plus les mêmes une fois qu'il nous a traversés. Une œuvre de création normale, nous la maîtrisons ; un chef-d'œuvre s'empare de nous pour nous transformer. »

    * Charles Dantzig, À propos des chefs-d'œuvre, Grasset, 2013.

     

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  • Oh ! L'Interallié…

    images.jpegIl y a des écrivains qui tueraient père et mère pour un Prix littéraire, et qui n'en reçoivent aucun. Et ceux qui n'en désirent pas, mais qui l'acceptent, tout de même, pour faire plaisir, disent-ils, à leur éditeur. Philippe Djian, qui vient de recevoir hier le Prix Interallié 2012, appartient à la seconde catéàgorie. Il faut dire que l'écrivain français (né en 1949), digne héritier de Kerouac et de la beat generation, a déjà une œuvre importante derrière lui, et que sa renommée n'est plus à faire…

    Mais trève de coquetterie ! Djian a publié, en août, un roman excellent, qui porte le meilleur titre de la rentrée : « Oh »*. Il faut oser. Et Djian a toutes les audaces. C'est un styliste hors pair, à la langue fluide et inventive. Ses livres sont écrits à fleur de peau, de chair même, puisque la sexualité en est souvent le nerf principal. C'est le cas du dernier en date, « Oh », qui commence par une terrible scène de viol, et se poursuit comme une enquête policière. Les personnages, Michèle, la femme agressée, son fils Vincent, qui vient dîner chez elle avec sa nouvelle petite amie (enceinte d'un autre homme), la mère de Michèle (qui apprécie les hommes beaucoup plus jeunes qu'elle), Anne, sa meilleure amie (dont le mari, par ailleurs, est son amant), son père, accessoirement serial-killer dans un camp de vacances pour enfants, etc.

    images-1.jpegOn le voit : pour savourer la musique de Djian, il faut aimer la langue (comme un fou), s'intéresser aux relations tordues qui nous relient les uns aux autres (nouées autour du sexe), aimer l'humour et l'aventure, ne pas être obsédé de réalisme ou de vraissemblance (la lèpre de la littérature). Bref, aimer l'écriture libre et musicale (Philippe Djian est un des paroliers de Stephan Eicher).

    Et croyez-moi, « Oh », cri de surprise ou douleur, de rire ou de jouissance, mérite bien son titre. C'est un roman jubilatoire qui entraîne le lecteur tout au fond de la mine : là où se forgent nos obsessions et nos désirs secrets.

    * Philippe Djian, « Oh », roman, Gallimard, Prix Interallié 2010.